« Espèce d'Espaces »


L'ESPACE DE SATURNE


«L'espace n'est pas une réalité en soi dont la représentation seule est variable selon les époques, l'espace est l'expérience même de l'homme»

Pierre Francastel

 

     L'art a quitté progressivement l'espace secret du temple, l'espace sacré et collectif de l'église, l'espace consacré et public du musée, l'espace privé de la galerie et du collectionneur, pour les murs écaillés de la ville, monde du plein air et du quotidien qui se sacralise par les vertus du graffiti. Quand il n'oblige pas l'oeil à se doter de conditions spatiales inédites, seules propres à lui donner la possibilité d'apprécier l'oeuvre du land art, le geste artistique redéfinit l'espace de la ville, donne à celui de l'art une localisation sans prédestination. Et voilà que, plus récemment encore, l'art gagne l'espace sans espace, l'espace nomade, l'espace ludique des réseaux, mise en onde du tableau... Ce sont donc les bottes de sans-lieu, comme les &laqno;data-suit» de nos garde-robes les plus actuelles, qui devraient désormais nous permettre d'accéder aux nouveaux espaces de l'art.

Si l'art déborde l'espace de sa présentation traditionnelle, la représentation elle-même depuis l'anamorphose baroque jusqu'à l'holographie, nous a imposé tous les déplacements possibles. Quelques bonds en arrière, pourraient nous rendre aptes à voir comment, à chaque périodes de son histoire, la représentation invente l'espace à partir des données du monde qui lui est contemporain, celles de la sciences, de la technique, de la société et de la pensée. Comment, en cela, elle est un dispositif qui fait appel à l'expérience et la culture d'une époque et permet de construire une réalité à partir d'un monde qui échappe toujours et de s'y conforter.

La représentation n'est jamais un calque innocent de la réalité, mais le choix d'un espace reconstruit d'une certaine façon, la mise à plat du monde selon des lois de report basées sur des techniques contemporaines. Elle rend compte, ainsi, d'une vision particulière et définit ce que l'historien de l'art Wölflin, critiquant la notion de style comme pure expression de l'artiste, appellera une « optique », c'est à dire un rapport de l'oeil au monde, indépendant de toute psychologie.

La représentation ne se contente pas, en effet, d'être un style. L'art n'est pas plus un oracle, que l'artiste une sibylle, l'image n'est pas davantage le miroir d'une époque qu'un double de la nature, une tranche de vie ou d'histoire, elle n'enregistre rien, mais elle procède d'un monde présent, de données techniques et sociales qui sont celles de son temps, dont elle est solidaire et qu'elle justifie.

 

      A la fin du Quattrocento, l'image est cette fenêtre ouverte sur le monde formalisée par Alberti. Un plan coupe la pyramide visuelle nous faisant plonger dans un espace fictif non limité par le support. Même si le raccourci antique a été la condition préliminaire de ce système appelé perspective, et quelqu'aient été leurs théories sur l'espace, reprises par la &laqno;scenographia» romaine, les grecs n'ont pu résoudre la question du continuum spatial. L'image grecque est une image des corps et des intervalles entre les corps, un monde discontinu de juxtaposition, mais dont l'harmonie et la stabilité donne une sorte de mesure sociale.

La Renaissance, à partir des connaissances grecques et d'une technique basée sur les découvertes de Thalès et d'Euclide, inaugure un système de vision unitaire. L'espace de la perspective naît de l'exploration optique du monde et correspond à une vision de l'homme comme centre de l'univers.

Mais cette vision unique de l'espace n'aurait peut se concevoir sans le passage par le Moyen Age et son apport sur l'homogénéité et l'infini. Déjà, dans l'art de Ravenne, la texture ininterrompue du matériau employé, la mosaïque, traduit une nouvelle unité faisant référence à une métaphysique de la lumière. L'image, rompant avec le raccourci antique, offre des figures planantes sur des surfaces ornementales. C'est au moment où l'on semble renoncer à créer toute illusion d'espace, après l'An mil, que s'unissent l'arrière et le premier plan, figure et fond devenant si homogènes que, plus tard, la figure ne pourra plus grandir sans que l'espace autour grandisse aussi. De la statue-colonne du portail roman, inséparable de l'architecture cette fois, et non plus cariatide isolée, jusqu'aux statues gothiques sous leur dais, imbriquées dans l'espace lui-même gigogne de l'église, tout s'intègre à un vaste programme, presque fractal: fractions du monde d'ici bas participant au monde de l'Au delà pour s'assurer l'éternité.

La Renaissance, faisant rupture avec cette vision sacrée d'un ordre divin immatériel et immuable, entame une réflexion sur le monde et sur l'homme: Désormais le monde est considéré comme Nature, non plus reflet de la pensée de Dieu. Il ne s'agit plus de représenter l'Aù delà mais le monde. On substitue aux lois divines celles d'un monde autonome et l'espace agrégatif du Moyen Age fait place à une construction exacte, à un espace systématique, un espace rationnel, infini, continu et homogène.

La perspective étendra ses formules jusqu'au Romantisme qui renouvelle l'art plus par ses thèmes que par de nouvelles notions spatiales, mettant en scène le sentiment dans une représentation en rapport étroit à l'individu.

La première fissure importante dans le système de la Renaissance vient de l'Impressionnisme qui remet en question l'espace scénographique. Il s'agit d'enregistrer de façon immédiate l'espace et les objets par des touches colorées qui ne se soumettent plus au contour des formes géométriques. Les trois dimensions fictives de la géométrie euclidienne perdent leur intérêt au profit de l'expression colorée dans des espaces à deux dimensions. Si l'Impressionnisme ne détruit pas d'un coup l'espace de la perspective, il renonce pourtant à adhérer à la fixité de ses lois par une recherche sur les variantes de la lumière et ses transformations sur l'objet. La grande rupture de l'Impressionnisme est de briser le point de vue unique pour une vision multiple et rapprochée, l'étude du détail et des valeurs tactiles. A l'espace éloigné, optique des lointains et des horizons, succède un espace proche et incommensurable, ouvrant à l'art du XXème siècle un espace non plus &laqno;extensif», dans la projection d'une vue globale du monde, mais &laqno;intensif» par la juxtaposition de surfaces colorées qui prennent des valeurs d'espaces.

 

L'espace de la perspective, remis en cause par l'impressionnisme, n'est pas un espace sensible mais un espace mathématique, un espace construit, qui suppose un oeil unique et immobile et fait abstraction de la réalité. Car la perception sensible ne connaît ni l'infini, ni l'homogénéité. &laqno;L'espace c'est ce qui arrête le regard» dit Georges Perec. Pourtant, cet espace fictif aura cinq siècles de succès, conditionnant nos cadres d'action, en passant par toutes sortes d'adaptations et de recherches, du portillon de Dürer à la mise en carreau de la peinture de Mondrian, extrême limite de l'usage de la perspective qui réduit le tableau aux structures, éliminant l'image.

 

 

 


L'Espace de Saturne

 

...Loin du temps de l'espace, un homme est égaré...

...L'émail
des yeux brisé et les mains en avant
Pour
tâter un décor d'ailleurs inexistant...

Raymond Queneau « Si tu t'imagines »

 

La représentation, dans sa relation à l'espace, fait appel à une mesure. L'image, pour s'insérer dans un espace, se soumet au chiffre dont elle subit les lois, à une géométrie qui établit des relations entre les formes et l'espace dans lequel elles se déploient. Le chiffre, établissant des similitudes entre le réel et l'image, permet l'espace de la représentation et, dans l'espace quantifié, joue un rôle modérateur, de mesure, d'organisation. Du « nombre d'or » grec, au portail des cathédrales, à la perspective, jusqu'au « Modulor » de Le Corbusier, cette mesure est celle de l'homme, dans un rapport de l'homme à l'univers et non de l'univers à l'homme.

Aujourd'hui, avec l'ordinateur, le chiffre est toujours et plus que jamais associé à l'image. Si le nombre a pu générer des espaces nouveaux dans les anciens systèmes, quel est le rôle du chiffre dans l'image informatique, quelle mesure donne-t-il?.

Le chiffre est la «matière» immatérielle, le support matriciel inséparable de l'image, il ne mesure rien, il ne prend pas une mesure physique, mais traduit chaque point de l'objet en signal binaire. Il simule, permettant le relevé d'un objet, qu'il restitue sur l'écran afin de le rendre manipulable. Le chiffre dans les nouvelles images décompose, recompose et transforme. Déstructuration/restructuration sont ici la vocation même de l'image. Image d'une résurrection devenue, au sens logique, possible. L'espace, lié au temps nous permet de mettre en place une certaine configuration du monde. Les nouvelles techniques, aujourd'hui, entraînent une modification de notre espace qui se trouve lié au temps technique, à la vitesse. Notre espace est compressé par les possibilités que nous donne la vitesse: avec l'avion, arrivées et départs se confondent dans des aéroports uniformisés: il n'y a plus le temps du voyage, on s'approprie de la destination, quand ce n'est pas elle qui vient à nous grâce aux moyens de communication télématique, TV, satellite et fibre optique. Dans un monde ainsi rétréci par les possibilités de transport et de communications, la vitesse annule l'étendue.

Cette appropriation, cette certitude changent l'imaginaire. Comment palier à une géographie peau de chagrin, à l'espace devenu décevant de la terre, comment satisfaire le désir d'espace de l'imaginaire? Pouvons- nous nous contenter de l'espace utopique de l'écran et des réseaux, à la fois là et nulle part? Espace d'un monde imaginé par d'autres et pensé pour les autres, utopie d'un monde rationalisé. Aujourd'hui, «le monde se fait pendant que Dieu calcule». L'ordinateur démiurge, grand Calculateur, refait un monde, il simule, il organise un monde nouveau. Alors que l'artiste traditionnel prenait ses images dans le réel, ici, c'est la machine qui lui propose un monde sur lequel il s'appuie et greffe son imaginaire. Cependant, si l'informatique comme monde utopique a des possibilités infinies, ce sont aussi des possibilités définies, un imaginaire scientifique et préparé auquel doit se heurter l'imaginaire de l'artiste.

Dans un constat qui passe par l'ordinateur, l'image d'aujourd'hui, rend visible un monde vécu à notre insu, et ses transformations qui échappent. Si elle n'a plus d'espace, c'est qu'il n'y a plus d'espace. Si elle est virtuelle, c'est que le monde, virtualisé par les médias, est devenu image. Si elle est immédiate, c'est qu'elle rend compte de la construction actuelle de notre monde, celle d'un espace commun et d'un présent télévisé. Autrefois, elle a fait rupture avec le sacré, aujourd'hui avec la réalité. Sans prise sur le réel, elle ne représente plus. Elle est cette fenêtre désormais fermée sur le monde qui se préparait déjà dans la chambre noire de l'appareil photographique, nous faisant vivre au futur antérieur...

Dans le travail avec la machine, le contexte espace/temps s'altère. La machine ne donne pas accés au monde mais à son monde, celui des données. Monde fermé sur le monde où l'oeil perd son pouvoir d'organiser l'espace et où la sensation visuelle, elle même, est récupérée au travers de la machine. Monde restitué, comme l'environnement réimaginé de l'aveugle et qui se parcourt «à tâtons»...

L'espace de la machine électronique c'est l'espace de Saturne, celui d'une inertie, d'une paresse où tous les rouages ne semblent pas être mis en oeuvre. Celui du geste par procuration qui me permet d'y accéder... Dans le face-à-face avec l'écran où deux cerveaux fusionnent et se complètent, corps à corps presqu'immatériel, éliminant le geste, le corps informatique réduit au calcul, ne rend plus indispensable le corps de l'artiste. Dés lors que le corps ne se déploie pas dans le geste, l'espace de l'artiste n'est plus l'espace classique défini par les mouvements, mais un espace enroulé, de la vrille de la chaise qui visse au poste de travail, à l'espace enroulé-déroulé de l'écran d'où le corps se fait absent.

Les mouvements s'estompent dans le temps. Face à la machine chronophage, le temps ne compte plus. L'espace comptabilise le temps, car l'espace de l'écran à la fois limité par son cadre et infini par sa matrice d'informations, n'est plus un espace simultané, donné dans son ensemble. Quand j'écris ce texte, je n'ai pas la visualisation directe de toutes mes feuilles de papier étalées sur la table, plus d'étendue, mais des espaces successifs, ou plutôt un espace déroulant comme celui d'un phylactère. Espace et temps se superposent, ou s'inversent perdant leur sens traditionnel. L'espace de l'image, ne se déploie plus dans un rapport de la forme et de la matière, il n'existe que parce qu'il y autre chose: il est une dimension qui contient le temps.

Certes, gagnée par la fluidité du numérique, je &laqno;me la coule douce»! Mais, dans le crible de la rivière ou sur les inlassables grèves, la stratégie paresseuse de l'eau, en évitant l'obstacle, invente un infini de formes... L'espace de la paresse qui semble être celui de l'immobilisme et de la stagnation, permet aussi de développer autre chose.

L'espace de la paresse c'est l'espace du jeu, c'est l'espace du voeu, c'est l'espace du dieu. Si dans le jeu le petit enfant oublie le temps, c'est parce que le ludique efface le temps. Comme l'espace blanc du jeu, le temps du jeu est un temps entre parenthèses. L'ordinateur, quoiqu'on y fasse, reste, dans toute activité, comme un grand jeu électronique. C'est un univers ludique qui fait oublier le temps et où l'activité est permise dans une sorte de squat du temps.

Du jeu au voeu, mon désir enfantin se trouve exhaussé par la machine électronique. En bon génie, l'ordinateur répond à mon souhait de vitesse, il exécute sur un claquement de doigt ce que je veux, dans l'instant. Il se plie à mon état d'esprit d'Aladin, ordonner, vouloir quelque chose, obtenir l'être-là des choses et s'en émerveiller... Il satisfait un désir ancien du tout prêt, le vieux rêve humain d'être servi, d'obtenir ce qu'on veut sans effort, dans l'ignorance des coulisses qui engloutissent les tâches grossières, le labeur et la sueur de ce qui doit se faire, pour l'esthétique de l'accompli.

Frotter la lampe, voilà mon geste d'artiste. Exiger sans agir: Je ne n'attaque pas la pierre, ne cours pas après la matière, ne recherche pas les couleurs, tout est là, plié dans la lampe, dans les plis et replis du chiffre, en attente d'être réalisé. La machine propose et, dans la nonchalance d'une création sans effort, un peu démiurge, je fais des choix. Volonté sans action réelle, où s'annule la lutte contre une matière inerte, pour la facilité apparente d'une création sans effort physique qui découle plus de l'impulsion que de l'action.

Bien une paresse, mais une paresse essentielle qui ne laisse les muscles au repos que pour mieux mobiliser quelqu'autre partie de moi-même, une énergie ailleurs, plus loin... Une paresse de dormeur peut-être, dans laquelle s'active un rêve qui ouvre une dimension, celle d'une mémoire qui n'est plus celle de la machine.

 

Espaces Intersticiels, Trois Rivières, 1996
A Arte no século XXI, Sao Paulo, 1997